et l’attribution aux officiers de la Croix de l’Ordre de Saint-Georges ou du «Sabre dHonneur» du même ordre
Les décorations de l’Ordre de St. Georges étaient profondément vénérées dans toutes les classes du peuple russe. C’étaient des décorations exclusivement militaires attribuées à un nombre très limité de combattants seulement en temps de guerre, et seulement pour des faits d’armes accomplis sur le champ de bataille.
Cette distinction était unique dans son genre et navait pas déquivalent dans aucun autre pays ; pour lobtenir, tout «appui» ou toute «recom-: mandation» étaient impuissants.
Chaque commandant dunité avait le droit de proposer pour cette récompense les officiers placés sous ses ordres, mais à la condition toutefois que le fait d’armes accompli par quelquun de ces officiers corresponde à tel ou tel autre des paragraphes du statut de l’ordre. Toute proposition devait être accompagnée d’une attestation écrite, signée par des témoins oculaires de lexploit, par un croquis détaillé des lieux et en général par la présentation de tous documents pouvant certifier la véracité de lacte de courage accompli et la valeur incontestable de ses conséquences. Ainsi chaque proposition devenait effectivement «une affaire».
Lorsque létat-major de l’armée se trouvait en possession d’un nombre suffisant de ces propositions, le général commandant l’armée convoquait une «Assemblée des Chevaliers de l’Ordre de St. Georges» («Douma») dont les membres étaient des officiers déjà décorés de cet ordre, appartenant à différentes armes et à différentes unités militaires. La convocation de cette assemblée seffectuait habituellement en période daccalmie sur le front ; elle siégeait à létat-major d’un des corps darmée dont le commandant devait être lui-même chevalier de l’ordre et devenait automatiquement, en tant que supérieur en grade, président de l’Assemblée.
Seul l’Empereur possédait le droit dattribution de la croix ou des armes St. Georges, après la décision de l’Assemblée des chevaliers de l’Ordre. La remise des décorations de l’Ordre de Saint Georges, supérieures à la croix de 4ème classe, seffectuait uniquement par lempereur (*).
En aucun cas cette récompense ne pouvait être attribuée sans ou contre larrêté de l’Assemblée des chevaliers de l’Ordre de St. Georges, par la seule décision du commandant de l’armée, dont le rôle se bornait à transmettre uniquement cet arrêté dans l’ordre du jour.
Sur quelles bases sappuyaient donc les membres de l’Assemblée?.. En premier lieu sur le statut de l’Ordre qui dénombrait pour chaque catégorie d’armes les exploits donnant droit à lobtention de la décoration et aussi sur dautres conditions essentielles auxquelles cet exploit devait correspondre, notamment:
- 1) Lexploit ou laction devaient être effectués dans des conditions incontestables de risque, pour la vie du proposé, au feu ou dans un climat de combat.
- 2) Lacte accompli devait être indéniablement utile et nécessaire.
- 3) Son résultat positif devait être évident.
- Si lexploit ne satisfaisait point, ne fut-ce quà une de ces conditions, la proposition était rejetée.
Les séances de l’Assemblée qui, suivant le nombre des propositions à examiner, duraient parfois plusieurs jours étaient strictement secrètes. Elles étaient présidées par le supérieur en grade, la différence des grades ne jouant aucun rôle pour le suffrage. Pour l’attribution de la décoration, le candidat devait obtenir une majorité de deux tiers des voix. Les décisions de l’Assemblée étaient sans appel et sans explication de leurs motifs. A la fin de la session le président adressait à létat-major de l’armée seule la liste des «agréés». Il arrivait que l’Assemblée retournait certaines propositions «pour de plus amples renseignements sur tel ou tel fait». Ces propositions étaient ensuite examinées par une Assemblée suivante composée dautres membres.
Quant aux propositions rejetées elles pouvaient au besoin être représentées à nouveau devant un autre Conseil, mais avec lindication obligatoire, qui seule permettait un nouvel examen, que cette proposition était réitérative, complétée par «de nouvelles données» et de «nouveaux témoignages» susceptibles de modifier radicalement la décision de l’Assemblée précédente.
«L’Assemblée des chevaliers de l’Ordre de St. Georges» possédait non seulement le droit de récompenser, mais aussi celui de faire engager des poursuites pour tout faux témoignage ou fausse déclaration, par exemple.
Lauteur de ces lignes fut témoin d’un cas quand l’Assemblée déféra en justice un général proposé pour un exploit inexistant avec de faux témoignages à lappui.
Pour illustrer exactement le rôle, lautorité et lindépendance de l’Assemblée dans ses décisions, lauteur trouve utile, en tant que membre de trois Assemblées, de récapituler ci-dessous quelques souvenirs dont il fut le témoin.
A la première Assemblée où jeus lhonneur d’être nommé, nous étions 12 membres, dont 1 général, 8 officiers supérieurs et 3 officiers subalternes. Etant le plus jeune en grade je fus invité à servir de secrétaire et de rapporteur… Toutes les propositions soumises à lappréciation concernaient «lextension» de la percée des armées du général Broussilov. Il fut décidé dexaminer ces propositions non par unités, mais par combats, cest-à-dire les propositions se rapportant à chacun des combats ou à chacune des opérations pour les représentants des unités y ayant pris part. Ceci permettait de déterminer quels étaient les détachements, les bataillons ou les compagnies qui avaient participé aux actions les plus dangereuses et les plus décisives ; logiquement les récompenses attribuées à ces unités devaient être les plus nombreuses. Ainsi, le «Conseil» décerna à lunanimité le plus grand nombre de récompenses au régiment dinfanterie de Kars qui réussit le premier à percer une position autrichienne très fortifiée et à briser la résistance ennemie. Evidemment, dans dautres unités aussi, les plus dignes furent récompensés, mais non pas tous. Un officier du même régiment de Kars qui sétait emparé d’une seule mitrailleuse et de deux à trois dizaines de prisonniers reçut à lunanimité la croix de St. Georges, al’ors quun officier d’une autre unité qui avait «ramassé» cinq ou six mitrailleuses et de cent à deux cents prisonniers abandonnés par lennemi qui fuyait en panique ne se voyait bien souvent décerner aucune croix. Toutes les unités militaires avaient la tendance de prétendre, ce qui était bien naturel, que le «plus important» avait été effectué par elles et non par les unités voisines, mais l’Assemblée, dont les membres avaient été les participants directs ou bien les témoins de lopération, se débrouillait parfaitement dans ces détails et, après un bref échange de vues, décernait quasi à lunanimité et sans parti pris les récompenses ou rejetait les propositions.
A la même Assemblée nous avions à examiner, concernant la même «percée» près de 30 propositions dofficiers d’une division de cavalerie (je ne me souviens plus de laquelle, mais je ne laurais pas nommée, puisque cette division comptait certainement de vaillants régiments qui nétaient aucunement responsables de navoir pas été lancés à la poursuite de lennemi en fuite). Tous les membres du «Conseil» avaient participé à cette «percée» et avaient vu la division en question concentrée dans la vallée de la rivière Stryp à un ou deux kilomètres à larrière et loin (sauf parfois sous le feu de l’artillerie ennemie) de la zone de combat où attaquait linfanterie. Lorsque le régiment de Kars sempara des tranchées ennemies et fit fuir les Autrichiens, cette division ne bougea pas et nintervint que bien plus tard pour convoyer les nombreux prisonniers tombés entre les mains de linfanterie. Il était bien clair que cette division navait accompli aucun exploit «héroïque» mais son général pensait profiter des brillants succès de notre infanterie pour faire obtenir à ses officiers des récompenses (une vingtaine de croix!…) Un colonel, membre de l’Assemblée, invita ses collègues à ne pas perdre de temps à des délibérations concernant les propositions soumises par cette division ; l’Assemblée fut daccord et rejeta à lunanimité toutes les propositions.
Quelques mois plus tard je fus à nouveau appelé à participer à une autre Assemblée, au sein de létat-major d’un autre corps darmée. Le commandant de ce corps darmée en était bien entendu le président, nous étions au total 16 membres. La composition de cette Assemblée me parut bizarre: 6 généraux, 7 officiers supérieurs et 3 capitaines en second ; je compris bientôt quil sagissait de nombreuses propositions concernant des officiers de létat-major de cette même armée. Autant mon impression de la première Assemblée avait été favorable, autant celle-ci me décevait: tout indiquait que le commandant de l’armée souhaitait décorer des membres de son état-major. Certains de mes collègues le comprirent et… une opposition sorganisa. Deux des généraux qui avaient gagné leurs croix au feu et non dans les états-majors de larrière se joignirent aux jeunes dont je faisais partie ; comme les candidats devaient obtenir une majorité de deux tiers des voix, cest-à-dire un minimum de 11 voix, cette majorité narrivait pas à être obtenue, puisque les 3 capitaines en second, les 3 colonels et les 2 généraux (du 33ème corps darmée formé du corps des gardes-frontières dau-delà de lAmour), donc 8 voix au total, votaient contre. A un certain moment le commandant darmée exaspéré sécria: «Par conséquent aucun des officiers travaillant à l’Etat-Major ne peut songer à obtenir pour ses mérites la Croix de St. Georges»… La réponse fut nette et logique: «Nimporte qui peut obtenir la croix, mais le Statut de l’Ordre indique clairement que la condition obligatoire veut que ces «mérites» soient réalisés au feu dans des circonstances de risques pour la vie évidents»… Toute objection était inutile, dans ces conditions. Jajouterai à cette histoire un détail déplaisant. Malgré la clause du Statut que les décisions de l’Assemblée devaient demeurer secrètes, notre président téléphona à l’Etat-Major concernant ceux dont les propositions au droit dattribution de la croix avaient été rejetées en lavisant de réitérer télégraphiquement ces propositions, mais en demandant cette fois l’attribution des «Sabres dhonneur de l’Ordre de Saint Georges», distinction qui était plus facile à obtenir. Etant donné quaprès la réunion de l’Assemblée pour l’attribution de la croix de l’Ordre de St. Georges, une nouvelle Assemblée, comprenant les mêmes membres, devait se réunir pour l’attribution des «Sabres dhonneur», ces propositions «représentées» purent être examinées aussitôt, ce qui permit à certains candidats auxquels la croix avait été refusée dobtenir les «Sabres dhonneur de l’Ordre de St. Georges».
Un autre fait surgit à cette même Assemblée: parmi les propositions présentées se retrouvèrent celles qui avaient été rejetées par la première Assemblée et qui concernaient la même division de cavalerie citée plus haut. Je tins à mettre l’Assemblée au courant de cette affaire et celui-ci adressa une demande urgente de renseignements. Ces renseignements furent obtenus le lendemain et confirmèrent que les propositions en question avaient en effet été rejetées par la précédente Assemblée. Ayant établi quil navait pas été indiqué, conformément aux clauses du Statut, que ces propositions étaient réitératives et quil paraissait évident que cette circonstance navait pas été mentionnée volontairement, l’Assemblée décida cette fois aussi de rejeter à lunanimité toutes les propositions de cette division de cavalerie. Cette division avait joué de malchance, puisque le hasard voulut que l’un des membres de l’Assemblée avait également participé aux débats de l’Assemblée précédente, ce qui fit échouer la nouvelle tentative pour obtenir de hautes distinctions injustifiées. Par contre la division eut de la chance du fait que l’Assemblée ne réclama pas louverture d’une enquête et lengagement de poursuites contre le chef de la division pour avoir essayé de dissimuler le rejet précédent des propositions.Au cours des années 1914-1915, les attributions de la Croix de l’Ordre de St. Georges étaient rares et ne seffectuaient que pour des exploits extraordinaires. Le bruit courait même que certains chefs dunités, nayant pas été encore décorés euxmêmes, considéraient que leurs unités ne sétaient pas montrées à la hauteur au cours des combats et de ce fait ne proposaient pas leurs subordonnés à la distinction. Certainement, les chefs de la plupart des unités, connaissant la valeur exceptionnelle de cette décoration, ne présentaient des propositions que pour des exploits vraiment exceptionnels. Il était dit aussi quà partir de 1916 la croix de St. Georges était attribuée plus facilement, surtout dans les unités de la Garde. Cette assertion ne peut être acceptée quavec beaucoup de prudence étant donné que, si en effet dès la fin de 1915 les attributions de la croix de Saint Georges sétaient accrues, il ne faut pas oublier que nos armées avaient remporté au cours de cette période de nombreux succès (percée de Broussilov, de Loutzk, etc), que de très nombreuses unités avaient pris part à ces combats et que les régiments de la Garde étaient les meilleurs de notre armée, ce quils avaient largement prouvé au combat.
Ainsi que je lavais fait remarquer, les séances de l’Assemblée des chevaliers de l’Ordre de St. Georges se tenaient dans le secret le plus strict, mais les temps ont, hélas, changé, la croix de St. Georges n’est plus attribuée et est devenue le domaine du passé ; c’est pourquoi je ne me considère plus lié par «le secret» respecté en temps normal. Je me suis pourtant abstenu de nommer certaines unités, les noms de leurs chefs, et des membres des Assemblées des chevaliers de l’Ordre de St. Georges, malgré l’importance perdue de ces détais. Si jai entrepris de rendre public des faits dont jai pu être le témoin, c’est pour permettre aux lecteurs de réaliser la valeur exceptionnelle de «la croix blanche» résultant de ses Statuts et de toute la procédure de son attribution.
Les officiers combattants, particulièrement les plus jeunes, respectaient la valeur et les mérites de «la croix blanche» et ne l’attribuaient ni au premier venu, ni «sur recommandation»…
G. K.
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*) « Règlement sur l’Administration Militaire en campagne » 1910, page 415, § 2 : Délégation par l’Empereur aux généraux commandants des armées du pouvoir d’attribution de la croix St Georges du 4ème classe et des sabres d’honneur, après approbation de l’Assemblée des chevaliers de l’ordre.
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