En 1910 l’Ecole de Perfectionnement des Officiers de la Cavalerie célébrait son centenaire.
Réorganisée vers la fin du siècle dernier par lInspecteur Général de la Cavalerie, le Grand Duc Nicolas Nicolaïevitch, elle apporta une plus grande uniformité dans le système de dressage des chevaux ; dautre part, les courses pratiquées à l’Ecole, avec le franchissement de sérieux obstacles et avec de sévères parcours, élaborèrent un point de vue qui avait été quelque peu erroné autrefois et qui devint plus correct en ce qui concerne la mise en valeur des chevaux de la cavalerie. L’Ecole avait grandement le droit dadmirer son œuvre et de célébrer solennellement son centième anniversaire. L’Empereur daigna manifester une extrême bienveillance à l’Ecole et assista personnellement à ses deux journées de fête.
Le premier jour des solennités, 9 mai, tous les effectifs des officiers, comprenant un escadron permanent, un escadron des stagiaires deffectifs variables, une section de cosaques et un escadron décuyers, se rendirent à Tsarskoïe Selo (résidence de l’Empereur près de St. Pétersbourg) afin dassister à la revue en présence de l’Empereur et à la remise du nouvel étendard.
L’escadron des stagiaires, dont faisaient partie des officiers de divers régiments de la Garde et de l’Armée et de batteries d’artillerie à cheval, avait lair fort élégant, vêtu de riches uniformes et monté sur des purs-sangs bien dressés ; à la droite de lescadron se tenait le Grand Duc Dimitri Pavlovitch en uniforme du Régiment des Gardes à cheval ; l’orsque cet escadron défila à un galop raccourci devant l’Empereur, tous ses chevaux alignés impeccablement et marchant sans changer de pas, il semblait que surgissait tout d’un coup le tableau de la Cavalerie de Nicolas I galopant à lallure du pas d’un grenadier.
Le second jour des festivités se passa à St. Pétersbourg, au manège de l’Ecole. La fête débuta par une course à relais des instructeurs, avec des exercices de haute école. Les relais suivants composés des stagiaires frappaient la vue par lextraordinaire harmonie des évolutions et la pureté des sauts dobstacles. Puis vinrent la parfaite course à relais des écuyers (hommes de troupe, élèves de l’Ecole), les exercices de voltige et les exercices de «djiguites» de la section cosaque.
Deux numéros attirèrent surtout lattention du public: deux groupes dofficiers escrimeurs à cheval, l’un portant des panaches blancs, l’autre des panaches rouges, se déployèrent à grande allure (ils étaient douze de chaque côté) et foncèrent l’un contre l’autre avec leurs espadons scintillants en sefforçant mutuellement d’abattre les panaches adversaires. Le combat final se prolongea longtemps encore, un seul homme restant dans l’un des groupes assaillli par trois hommes dans l’autre. A la fin de ce numéro un cheval fit irruption à vive allure dans le manège portant en selle un mannequin ; deux officiers à cheval lattaquèrent, l’un armé d’une lance, l’autre d’un sabre dégainé, en essayant d’abattre le mannequin. Les sympathies des assistants s’adressaient au cheval galopant ilbrement et évitant avec une grande présence desprit les cavaliers qui enfin réussirent à l’acculer dans un coin du manège et à porter au mannequin un coup de lance décisif.
Vers la fin de la saison dhiver l’Ecole organisait à peu près sur ce même modèle ses fêtes annuelles, mais, à loccasion des fêtes du centenaire, la présence de l’Empereur avait décuplé l’enthousiasme des participants. Ce n’est quà la fin du spectacle, l’orsquapparut une meute de chiens entourés de veneurs en redingotes rouges — simulacre d’une chasse à courre — que l’Empereur se leva de son fauteuil, remercia tout le monde et se dirigea vers la sortie accompagné de «hourras» retentissants.
Le travail quotidien des officiers stagiaires se décomposait en cours déquitation, de dressage (de 3 chevaux au cours élémentaire, de 4 chevaux au cours supérieur) et de voltige. Les officiers assistaient aussi à des cours sur l’histoire de la cavalerie, des cours de tactique, d’artillerie, de génie militaire, de théorie de léquitation, dhippologie, de ferrage.
Après la saison dhiver l’Ecole se rendait au camp à Krasnoïe Selo (dans la région de Saint
Pétersbourg). Là avaient lieu un bref cours de topographie et, le reste du temps, des cours déquitation sur des parcours accidentés, avec le franchissement de sérieux obstacles et des descentes d’une piste, aménagée sur un plan dobstacles non loin du cantonnement, sur des pentes raides, ce qui représentait une préparation à la chasse à courre qui terminait le programme de la classe élémentaire et celui de la sortie de l’Ecole.
Les occasions favorables «pour enterrer le navet» étaient nombreuses: cela signifiait en jargon de cavaliers tomber de sa monture ou tomber avec elle. Les chutes étaient enregistrées par les élèves eux-mêmes et frappées damendes sélevant à un rouble par chute. A la sortie de l’Ecole, ces revenus des «navets» servaient à lachat de gobelets en argent sur lesquels se trouvaient gravés d’un côté le nom et le grade de leurs propriétaires et, de l’autre côté, un navet accompagné d’une fraction dont le numérateur indiquait le nombre de chutes de celui-ci et le dénominateur — le total des chutes de la classe au cours des 2 années détudes ; ce total dépassait souvent le chiffre de 300 étant donné que les conditions rendaient presque impossible déviter une chute avec sa monture. Les chutes avaient souvent lieu au stade préliminaire du dressage de jeunes chevaux inexpérimentés, surtout des chevaux à moitié sauvages dAstrakhan (de race kalmouk) qui, pour se débarrasser de leurs cavaliers, exécutaient des courbettes dignes des mustangs et provoquant des chutes qui nétaient même pas notées. Le capital des «navets» grossissait surtout au cours des périodes passées au camp et de celles des chasses à courre dans limmense propriété «Postavy» des comtes Pchezdetzky, située dans le département de Vilno, où, pour un séjour de 3 semaines, se rendait dabord la classe élémentaire et ensuite, pour un séjour de 6 semaines, la classe terminale accompagnés de leurs propres montures et de celles de l’Ecole.
La villa des «Postavy» où nous habitions sintitulait château quoique son architecture navait rien de cet édifice ; à quelque distance de ce dernier se trouvaient les casernes,, les écuries, les enclos pour les chiens et la ménagerie.
Le dressage des chiens seffectuait sous la direction compétente d’un Anglais, Mr. Footer ; quelques soldats, surnommés «footers», étaient détachés pour le seconder. Il était curieux dassister au repas des chiens courants. Mr. Footer appelait un des chiens de la meute qui arrivait aussitôt docilement en franchissant les barrières et se précipitait vers sa gamelle quil vidait, se laissant ensuite essuyer la gueule. Mr. Footer appelait parfois deux ou trois chiens à la fois, tandis que les autres attendaient patiemment leur tour.
Le gibier était entraîné dans des champs clôturés.
La chasse à courre, qui consiste à traquer le gibier jusquà son épuisement complet, nous arriva dAngleterre. Tout en sétant développée en Europe Orientale, elle ne se répandit pas trop en Russie.
Mais, en dehors de la chasse à courre, l’Ecole était entraînée dans un but denseignement à suivre une piste factice, tracée d’une manière particulière sur un itinéraire prémédité qui trompait les chiens. En plus des obstacles naturels, la piste était hérissée dobstacles variés que les chasseurs devaient franchir. La combinaison de ces obstacles variait dans chacune des battues.
Un cérémonial particulier était établi. Le réveil seffectuait au son de quatre cors de chasse qui jouaient un extrait mélodieux du «Freischütz». Après le petit déjeuner, nous sortions du château et nous réunissions dans la cour où nous attendaient nos montures toutes sellées. Lordonnance du Président de la chasse, le général Himetz, amenait al’ors la célèbre «Prima Donna», cadeau de l’Ecole de Saumur, suivie de la meute des chiens accompagnés de Mr. Footer et de ses adjoints vêtus de redingotes rouges. Le Président saluait les officiers, nous montions en selle et le groupe de cavaliers, précédé de la meute, se dirigeait derrière son président vers un point fixé davance. Parmi nous se trouvaient des candidats au poste de commandants de régiments de cavalerie qui avaient à affronter cette épreuve dendurance. Il est possible que certains ne se réjouissaient pas trop de participer à ce sport quelque peu risqué, car il faut prendre en considération que les colonels de l’Armée dépassaient souvent la cinquantaine ; quant à nous, ces expéditions nous réjouissaient follement. «Le bonheur terrestre se trouve sur le dos d’un cheval» disait P.N. Krasnov qui était avec nous aux «Postavy» .
Certains de ces colonels se laissèrent gagner par la mauvaise humeur, l’un prétextant quun des airs du «Freischütz» ressemblait à une marche funèbre, un autre se vexant d’une plaisanterie que je me permis de faire en déclamant assez haut: «Bien de fringants cavaliers
Seront à bas de leurs montures».
Comme il y avait plusieurs directions sur «les pistes factices» je pensais que nous allions affronter des sauts en bas «en terrasses», dans des marais accidentés.
Ainsi quil fallait sy attendre nos «dégâts» furent assez importants, ainsi un colonel malchanceux précéda son cheval dans un saut en bas ; il y eut dautres incidents, mais ils servirent de sujets de distractions et de vers humoristiques composés par P.N. Krasnov.
Après avoir participé à quelques-unes de ces battues deux de nos colonels demandèrent une affectation à un poste plus tranquille de chef de district de recrutement.
Il était difficile de trouver un terrain plus favorable pour nos battues, coupé de collines, de sillons formant «terrasses», ainsi quil a été mentionné plus haut, de marais accidentés, détangs, de taillis, de surfaces déboisées, de clôtures, de canaux de drainage, de fossés boisés encadrant les routes, de descentes abruptes. Il fallait affronter tous ces «ennuis» en poursuivant la proie qui, pour échapper à la meute, choisissait elle-même la direction à prendre. Voici un extrait d’un journal des battues: «Le cerf, traqué par les chiens et chassé de la forêt, voulut sauver sa peau en sélançant à 2-3 km vers les bocages, mais les chiens len empêchèrent et le poussèrent vers un endroit découvert représentant une surface déboisée où les chasseurs devaient manœuvrer parmi les troncs coupés des arbres ou bien les franchir en sautant. Ayant atteint un étang, lanimal se jeta à leau, suivi aussitôt par les chiens ; les chasseurs découvrirent un gué où leau leur arrivait pourtant aux genoux. La battue se termina… à 16 km du lieu du départ».
En résumé, au cours de la poursuite de lanimal, il sagit de «semballer à froid». Dune part il est essentiel de savoir «se débrouiller» avec les chiens au cours du «dépistage», de ne pas les suivre aveuglément et surtout de ne pas «monter dessus» (ce qui est considéré comme un «crime de droit commun»). Des chasseurs inexpérimentés peuvent complètement démolir une battue, ce qui se produit une fois, l’orsque lanimal, traqué jusquà 7 heures du soir par les chiens qui retrouvaient et reperdaient sa trace, arriva néanmoins à sesquiver. Dautre part, il sagit de surveiller de près le moment où les chiens ont atteint leur proie et de le poursuivre à bon escient en choisissant litinéraire le plus court, soit en lui barrant le chemin, soit en le poursuivant ; c’est là que surgissent des obstacles imprévus et, si le chasseur mésestime la docilité de son cheval, ils ne manqueront pas de tomber tous les deux, à la grande satisfaction de notre photographe amateur, le lieutenant-capitaine Dalmatov, qui possédait le chic de se trouver comme par hasard sur les lieux «dune chute intéressante».
Les chiens prenaient généralement très à cœur leur participation aux battues ; l’un deux, particulièrement consciencieux, tomba frappé dapoplexie…
Lorsquenfin lanimal est aux abois, tous les membres de la battue arrivent au galop. Le président pousse un hallali et tous ceux qui arrivent au point terminal reçoivent une branche de pin — symbole de la réalisation de la battue. Le premier arrivé est déclaré «roi de la battue». Au retour, le «roi» offre à tous une tournée en faisant circuler une coupe représentant la tête d’un cerf.
Et puis, parfois, la nuit se terminait suivant le vieux dicton «Le jour au service du Tsar, la nuit au service des hussards». Lemblème de la royauté était représentée selon une très ancienne coutume «barbare» par un morceau de la cuisse de lanimal traqué. Le retour seffectuait gaiement en discutant les péripéties de la battue et… en exagérant parfois des détails.
Des battues malchanceuses advenaient parfois ; jen ai déjà mentionné une. En voici un autre exemple: le cerf traqué refusa de fuir, mais se prépara à encorner les chiens qui tous saccrochèrent à lui et… la battue se termina sans avoir commencé.
Limportance éducative de ce sport de «seigneurs» fut reconnue tellement bénéfique pour la cavalerie quà partir de 1910 le général Himetz fut délégué chaque année en automne dans les lieux de stationnement des divisions de la cavalerie. Notre 4ème Division de Cavalerie reçut en 1913 la visite du général Himetz, du Baron Taubé, aide de camp de l’Ecole, du commandant des «Postavy», le capitaine Volikovsky et, de Mr. Footer accompagné de ses chiens et du cerf condamné. Au cours de la battue linexpérience des cavaliers se manifesta par un grand nombre de chutes des participants (près de 20 %).
Poursuivant mon récit d’un monde disparu, je reviens à nos séjours aux «Postavy». Dans les intervalles entre les battues nous promenions nos chevaux ; nos loisirs étaient comblés par des distractions sportives et par des concours de billard. Des obstacles compliqués étaient érigés dans des concours hippiques. Nous organisions «des courses aux cloches», intéressantes pour des flirts, puisquil sagissait pour un couple de rejoindre lendroit doù venait le son des cloches. A défaut de la présence de dames, notre concours consistait à arriver au galop premier ou à la rigueur second auprès du «clocher». Javais une distraction complémentaire — visites chez un ami, le prince Toumanov, colonel du Régiment des Dragons de Nijegorodsk, propriétaire foncier des environs. Je me rendais avec lui à la chasse aux lièvres et notre attelage était dénommé «lautomobile de Son Excellence». La photo de cet attelage représentait une charette de paysan à laquelle était attelé un misérable canasson avec sur le siège un morne lithuanien et au fond le prince Toumanov et moi… Une seconde photo représentait la même charrette sans passagers, avec le même cocher tenant par la bride son cheval affolé, et… un cavalier exécutant un saut par-dessus la charrette; cette manie de «sauts périlleux» nous était venue dItalie ; elle était pratiquée à l’Ecole de Cavalerie de Pignerol et nos élèves ne demeuraient pas en reste dans cet art. Les Italiens nous adressèrent une photographie agrandie montrant leurs officiers réunis autour d’une table sur laquelle lon apercevait des bouteilles et des verres ; un bout de la table demeurait vide et lon pouvait voir un officier italien monté sur un beau cheval qui exécutait un saut par-dessus ce bout de table.
Nous décidâmes de faire mieux encore, sans débarrasser la table ; la photographie présenta un saut impeccable, le cavalier nayant effleuré ni les bouteilles, ni les verres.
Nous pratiquâmes ainsi pendant un certain temps un échange animé de photos. Nous organisions des concours de descente de pentes très raides, ayant recours dans ces occasions à des truquages photographiques. Un cavalier sétendait sur la croupe de sa monture en lâchant la bride ; le cheval, tout en ramenant ses membres postérieurs, se maintenait en équilibre avec ses membres antérieurs et descendait la pente ; la photo produisait leffet d’un cheval descendant un mur vertical.
L’Ecole Italienne profitait d’une large publicité à lécran et dans les journaux. Les prouesses de l’Ecole Russe étaient absolument inconnues à létranger ; les photos nétaient jamais publiées et nappartenaient quau domaine des albums privés. Cette lacune permit à un journal russe, ne paraissant il est vrai quaprès la révolution parmi les émigrés russes, de publier un article dans lequel il attribuait à Georges Clemenceau, amateur de sport hippique, la publication, sous le pseudonyme de James Phillis, d’un livre sur léquitation. Si ce journaliste zélé avait pris la peine de feuilleter le livre en question il serait aussitôt tombé sur la photo de James Phillis exécutant des exercices de haute école. James Phillis avait été linstructeur principal de l’Ecole de Cavalerie Russe et son système de dressage avait été adopté par toute notre cavalerie.
Ce système était connu dans les milieux sportifs français et son propagateur éminent en France avait été le général A.A. Goubine. Nous avions été à l’Ecole ses élèves et le considérions en tant quexcellent cavalier, connaisseur de chevaux et instructeur de haute réputation ; nous ne fûmes donc nullement surpris quil ait réussi en France une brillante carrière dans ce domaine.
A. LEVITZKY
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