(Souvenirs de la vie courante dun régiment de cavalerie)
L’ancienne société russe qui sintitulait «davant-garde» ou «intellectuelle» professait à l’égard des milieux militaires un concept absolument erroné sur leur mode de vie et sur leurs mœurs. Il me paraît donc extrêmement utile, en tant que contribution à «la petite histoire», de présenter ici une image, donnée par l’historien du Régiment de la Garde des Hussards de Grodno, de la vie courante de ce régiment l’orsquil stationnait dans un coin perdu.
Le séjour du régiment, qui dura plus de 30 ans, sur les rives du Volkhoff, dans les casernes de Selistchensk dans la province de Novgorod, se trouva être un stationnement exceptionnel qui possédait bien des avantages. Cette époque de l’histoire du régiment paraît intéressante sous bien des rapports. La position du régiment était fort originale, très différente des stationnements normaux de notre cavalerie. Il sagissait vraiment dun monastère de hussards…
Les hussards simplantèrent rapidement dans leur nouvelle demeure et non seulement sy familiarisèrent, mais se prirent daffection pour ce camp qui leur fut certainement bénéfique. Ce stationnement développa chez eux un esprit parfait de camaraderie, tandis que labsence de distractions urbaines contraignit les officiers à se consacrer plus entièrement à leur service.
Dautre part, les conditions dune existence éloignée des grandes villes contribuèrent au développement chez les officiers de nombreux dons qui auraient probablement été étouffés dans le tourbillon des distractions de la capitale et des grandes villes.
Ainsi, un des officiers, N.N. Zeidler, se révéla être un sculpteur de talent — certaines de ses œuvres furent exposées à Londres. A.I. Arnold peignait des aquarelles ravissantes et les exposait dans les capitales. Le lieutenant G. possédait un talent remarquable de carricaturiste. N.A. Krasnokoutsky, homme fort instruit et connaissant de nombreuses langues étrangères, jouait parfaitement du cornet. De nombreux officiers étaient de bons pianistes; lun deux — Pauffer — était compositeur et ses romances furent à lépoque connues de toute la Russie. Besobrasoff et Guerliach se consacrèrent à la guitare, Litinsky — au violon. Si sur toute cette liste Lermontoff ne fut cité quen dernier, cest en raison de son séjour très court au régiment.
Lorsquen 1840 le Prince Héritier Alexandre Nicolaievitch (le futur Empereur Alexandre II) vint rendre visite au régiment, il fit cette remarque au cours du déjeuner: «Eh bien, messieurs, vous devez drôlement vous ennuyer ici!». Le Général commandant la division répondit à ces paroles que, les membres du régiment possédant de nombreux dons, cette circonstance rendait la vie courante attrayante.
Pendant longtemps le régiment publia un journal humoristique paraissant tous les samedis. Sa bibliothèque était bien fournie et, daprès des catalogues retrouvés, une appréciation flatteuse pourrait être émise sur les goûts littéraires des officiers de lépoque, ceux-ci préférant les œuvres sérieuses historiques à la littérature légère.
Parmi les colonels du régiment, les généraux Strandman et Essen furent les meilleurs animateurs; lépouse du dernier y apportait toute sa gaité. Des présentations de carrousels furent souvent organisées ainsi que des spectacles et des bals. Les répétitions de carrousels avec la participation damazones ravissaient les officiers malgré le courroux du Général Essen, homme fort méthodique. Il ny eut jamais plus de 16 dames du régiment, certaines furent remarquées par leur beauté, leur esprit et leurs dons de femmes du monde, ce qui apportait aux officiers une influence éducative.
En dehors de ces distractions, de nombreux officiers sadonnaient à la chasse à courre, à des chasses avec des borzoï; des chasses à lours étaient aussi organisées; le Prince Héritier assista à lune de ces battues en 1859.
Limpulsion donnée à la littérature par Pouchkine et Lermontoff influença vivement les milieux militaires qui donnèrent des représentants à la littérature et aux beaux arts.
Lannée 1858 marqua la Russie par les premières mesures prises en vue de labolition du servage. Des comités furent créés en ce but dans toutes les régions; des officiers de la Garde furent appelés à y coopérer. Le premier délégué du régiment de Grodno fut le lieutenant Borovkoff qui demeura membre du comité pendant toute la période dactivité de celui-ci; deux autres officiers du régiment furent affectés aux affaires paysannes.
Les hussards accueillirent la néfaste année 1863 dans les préparatifs de départ. Ils quittaient leur calme refuge. Une nouvelle étape de leur existence commençait.
«Devant sa coupe, le vieux hussard, Tout en frisant sa blanche moustache, Se tourne pensivement vers le jeune: Demain, mon frère, nous serons au feu»…
Dans mon récit, sans suivre le texte exact de l’histoire du régiment, jen ai présenté néanmoins un résumé succint.
Levitzky
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