(Souvenirs de la vie des Chevaliers de la Garde)
Un grand nombre de commandants du Régiment des Chevaliers de la Garde se succédèrent au cours des 36 années, entre 1863 et 1899, qui précédèrent le centenaire du régiment. De nombreux économes et caporaux furent également remplacés pendant cette période. De jeunes officiers et de nouvelles recrues entrèrent au service et le quittèrent, les uns pour dautres affectations, les autres pour quitter le service actif et être versés dans la réserve. Seul Ochansky, immuable, demeureit constamment fidèle à son poste… Mais qui était donc cet homme et quel était son emploi pendant toutes ces années?..
Juif, natif de Vilno, fumiste de profession, Abel-Aaron Itzkovitch Ochansky fut recruté sous le règne le l’Empereur Nicolas I (1796-1855) et affecté en tant quhomme de troupe dans différents ateliers militaires.
En 1863 il fut incorporé dans le régiment des Chevaliers de la Garde au titre de maréchal-ferrant. Toujours consciencieux dans son service, sachant bien lire et écrire, absolument sobre, il se fit aussitôt remarquer par ses chefs et fut promu sous-officier dans une compagnie auxiliaire.
Les poêles et les cheminées du régiment étaient mal construits, dégageant constamment de la fumée et provoquant des feux de cheminée. Fumiste expérimenté, Ochansky fut chargé de les remettre en état. Et, peu à peu, sans que lon sut comment, tout lentretien des bâtiments militaires passa aux mains d’Ochansky.
En 1874 il fut promu au grade dadjudant-chef de compagnie axiliaire et, l’orsque cette compagnie fut supprimée en 1881 et remplacée par un détachement auxiliaire, Ochansky passa maréchal des logis.
Au fur et à mesure de son ascension hiérarchique, Ochansky voyait sa situation au régiment se modifier. Il nétait plus Ochansky tout court. Tous, à partir du commandant du régiment jusquaux recrues, lappelaient cérémonieusement Alexandre Ivanovitch — russification de son prénom juif Abel et du prénom de son père Itzk. Le caporal, léconome, et enfin le commandant du régiment lui-même, le consultaient au besoin, aucune mesure concernant léconomie du régiment nétant prise sans lavis de cet homme universel, de ce «Gérant des casernes militaires» occulte.
La manche dOchansky sorna successivement de chevrons argent et or marquant son rengagement au service. Sa poitrine se couvrit dune rangée de médaillles pour ancienneté dun service irréprochable. De jour et de nuit il pouvait être vu faisant la ronde des casernes et dardant son regard vigilant sur tous les détails.
Ochansky vécut jusquau centenaire du régiment en 1899. La plupart des démarches pour la préparation de ces journées mémorables lui échurent. Il soccupa des moindres détails et pendant les journées solennelles de fête du régiment, il assista à la réception de l’Empereur et de l’Impératrice, Chef du régiment, devant le grand manège, devant le quartier des officiers et sur le parvis de léglise du régiment.
A une année du centenaire, Ochansky tomba maladie. Les médecins lui prescrivirent un repos complet et prolongé. Mais il nen fut rien. «Les médecins sont tous des menteurs, mon Général», déclara-t-il au Général Nicolaïeff, commandant du régiment. «Dautre part, si je me couche, jen mourrai»… Et il reprit son service avec la même énergie inlassable.
Mais le 31 Janvier, vingt jours seulement après la fin des solennités du centenaire, Ochansky séteignit.
Sur autorisation de l’Empereur, les obsèques dOchansky eurent lieu dans le grand manège. Le 1-er Février le cercueil fut transporté du quartier militaire du défunt par les officiers du régiment et. précédé du chœur complet de la grande synagogue de St Pétersbourg, fut placé dans le manège sur un catafalque. La grande entrée du manège donnait sur la rue Zakharievskaïa. Mais, afin de respecter la demande des organisateurs israélites qui voulaient éviter de passer devant léglise orthodoxe du régiment, le cortège dut effectuer un grand détour en suivant les rues Chpalernaïa et Tavritcheskaïa. La majorité du régiment ignorait que, de nombreuses années, Ochansky présidait la communauté israélite de St Pétersbourg.
Enfin, le 3 Février, les obsèques du maréchal des logis Ochansky, du régiment des Chevaliers de la Garde de Sa Majesté l’Impératrice Marie Fedorovna, qui, pendant 73 ans, servit fidèlement quatre Empereurs, furent célébrées en présence de tout leffectif du régiment, de tous les anciens commandants et de nombreux anciens officiers, tous en grande tenue, avec brassards noirs et casques surmontés daigles.
Vers midi le manège prit un aspect tout à fait inaccautumé. Les représentants de l’aristocratie militaire de la capitale, ceux des hauts milieux financiers juifs, aussi bien que de simples artisans juifs, se réunirent devant la dépouille dAlexandre Ivanovitch. Après le service religieux, le cercueil fut sorti du manège par les anciens commandants du régiment qui laccompagnèrent jusquà la gare du chemin de fer Nicolas.
Un chœur de clairons et un peloton à pied sous le commandement dun maréchal des logis — pair du défunt en grade — rendirent les derniers honneurs militaires.
Ces funérailles solennelles juives paraissaient tellement extraordinaires et surtout tellement en contraste avec le bla-bla de la propagande étrangère antirusse, qui accusait à tout bout de champ la Russie de phobie antisémite générale, que cet événement fut mentionné dans la presse étrangère.
V.N. Zveguintzeff
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